Voici ci-dessous un article publié dans Le Monde du 27/10/2020
Nathalie Heinich : « Le processus de civilisation
est en train de se retourner en son contraire sous le coup des réseaux sociaux
»
TRIBUNE
dans le Monde du 27/10/2020
Déchaînement de violences physique, verbale et symbolique, prégnance de
l’émotion et de l’immédiateté… Avec cette « tour de Babel »
incontrôlée que constituent les plates-formes, nous sommes à l’opposé du
processus de « civilisation » par la régulation externe ou interne
des pulsions, alerte la sociologue dans une tribune au « Monde ».
Tribune. L’assassinat islamiste qui nous endeuille confirme l’amplification
d’un processus auquel nous assistons jour après jour avec effroi, et que le
sociologue Norbert Elias aurait nommé « processus de
décivilisation », permettant l’activation à grande échelle de tendances
latentes, mais que bride le processus de « civilisation des mœurs ».
Celui-ci, fait d’intériorisation des contraintes et d’autocontrôle des
pulsions, a mis des siècles à se mettre en place à l’échelle de l’humanité.
Ce processus de civilisation est en train de se retourner en son contraire
sous le coup, principalement (même si en matière humaine les causalités sont
toujours multiples), des réseaux sociaux, cause si familière qu’on finit par ne
plus en repérer les effets. En permettant l’extension dans l’espace et
l’accélération dans le temps de la mise en public de tout le spectre des
opinions et des comportements, ces technologies produisent des effets que plus
personne ne maîtrise, parce qu’à la fois massivement mondialisés et
spectaculairement accélérés – comme dans le cas de l’assassin de Samuel Paty,
revendiquant son crime sur Twitter en temps réel.
Compétition pour l’attention
Pointer ainsi le rôle décivilisateur des réseaux ne relève ni d’une peur
ringarde de l’innovation ni d’une résistance face à la diffusion de nouvelles
formes de communication où les plus âgés ne retrouveraient plus – dans tous les
sens du terme – leurs petits. Libre aux « ravis » de la croyance
inconditionnelle en les vertus du progrès technique de croire qu’il s’agirait
d’un problème générationnel : ils rejoindront ainsi les
« ravis » de la croyance inconditionnelle en les capacités
d’autorégulation du marché. Il suffit d’observer et de comparer pour repérer
ces ravages décivilisateurs, dont nous connaissons isolément chacun des
éléments mais dont nous ne réalisons pas à quel point, se cumulant, ils font
système, modifiant en profondeur notre monde.
En créant une immense tour de Babel incontrôlée des propos et des images
accessibles dans l’espace public d’Internet, les réseaux favorisent une
compétition pour l’attention (conceptualisée sous le terme d’« économie de
l’attention »), qui induit la surenchère dans la singularisation, par la
provocation, l’exagération, le défoulement, voire la jouissance à dire l’indicible,
à montrer l’irreprésentable. D’où la publicisation massive d’opinions et de
comportements transgressifs.
Cette surenchère extrémiste induit de puissantes réponses émotionnelles,
notamment la colère et l’indignation, immédiatement exprimées par des
« like » ou des « retweet » et que la technologie amplifie
automatiquement, sans médiation, mise à distance ou temporisation. Ce phénomène
d’amplification émotionnelle est encore accentué par les algorithmes, qui
placent en tête des réponses les sites les plus consultés et non pas les plus
fiables. Prégnance de l’émotion et de l’immédiateté : on est bien là à
l’opposé du processus de « civilisation » par la régulation externe
ou interne des pulsions.
Violences physique, verbale, symbolique
Dans le domaine politique, cet effet pervers de l’économie de l’attention
produit une conséquence désormais bien connue : la valorisation de la
radicalité, avec la diffusion des courants politiques et religieux les plus
extrêmes qui, sinon, seraient restés confidentiels. La mise en ligne des
exactions de Daech en a été la forme la plus terrifiante – passages à l’acte
d’un islamisme qui n’aurait pas connu son audience sans la possibilité de se
propager aux ordinateurs, tablettes et smartphones des plus isolés, des plus
démunis, des plus influençables.
Parmi ces formes d’extrémisme que les réseaux suscitent et diffusent dans
des proportions inédites, il y a les images de violence physique : l’on
sait l’usage propagandiste que font les djihadistes des images de décapitation,
ou de défenestration des homosexuels. Or ces images sont en elles-mêmes une
incitation à la violence, par le desserrement de l’autocontrôle des pulsions.
Là, le processus de décivilisation se manifeste dans toute sa crudité.
Il en va de même, à un moindre degré de gravité, pour la violence verbale,
dont le déchaînement bouleverse les règles implicites du débat public, y
compris chez certains polémistes stipendiés par les médias pour faire le
« buzz », ou chez les nouveaux militants de causes pourtant
respectables : on ne discute plus, on stigmatise ; on n’argumente
plus, on insulte ; on ne contredit même plus, on exclut.
Déchaînement de la violence physique, déchaînement de la violence
verbale : n’oublions pas également la violence « symbolique »
qui atteint le nom, la réputation, l’honneur. La délation sans limite,
nominative, sur les réseaux sociaux en est une forme désormais quotidienne, qui
ne fait qu’étendre à l’échelle planétaire la vieille pratique du ragot, forme
de contrôle social visant la destruction d’autrui par la dégradation de sa
réputation. Et ce type de violence, on le sait, conduit parfois à des suicides.
Explosion des « fake news »
Ce n’est pas tout : la force que donnent les réseaux à ces multiples
exercices de la puissance individuelle induit une délégitimation du cadre
juridique, voire de toute régulation présumée attentatoire à la liberté
individuelle. Là, le fantasme de toute-puissance de « l’enfant-roi »
parvenu à l’âge adulte discrédite toute forme de contrainte légale au profit de
cette loi de la jungle, de la meute, qu’est la loi du nombre.
« Comment habiter dans un monde commun lorsqu’on ne sait plus ce
qu’est une information vérifiée, une vérité scientifiquement établie – voire
lorsqu’on ne croit même plus que cela puisse exister ? »
Faut-il en outre s’étonner du développement d’un rapport pornographique à
la sexualité chez les adolescents, des cas de viols en réunion ou de la
pédopornographie ? Non, étant donné la facilité d’accès à ce type d’images,
qui plus est dans l’intimité du rapport solitaire à l’écran : si de telles
attirances sexuelles ne sont pas nouvelles, leurs représentations sont devenues
à peu près aussi disponibles que n’importe quel produit de consommation.
On a vu par ailleurs l’explosion en quelques années d’un phénomène qui
n’existait jusqu’alors qu’à bas bruit avec ces « bobards » que
certains s’amusaient à distiller autour d’eux : aujourd’hui ce sont les
« fake news », les « infox », dont la diffusion immédiate
et incontrôlée pourrit l’espace de l’information. Leur outrance, leur bêtise,
leur naïveté mâtinée de certitudes péremptoires peuvent faire sourire ;
mais mesure-t-on à quel point cette épidémie, sur fond de théories du complot
et de fantasmes conspirationnistes, a pour conséquence la déconstruction de
toute référence commune à la valeur de vérité ? Comment habiter dans un
monde commun lorsqu’on ne sait plus ce qu’est une information vérifiée, une
vérité scientifiquement établie – voire lorsqu’on ne croit même plus que cela
puisse exister ?
Enfin, en élargissant la question des réseaux sociaux à celle, plus
générale, de l’usage du numérique, il faut entendre les alertes des
spécialistes quant aux ravages affectifs, psychosociaux, voire neuronaux,
de la surexposition
des enfants aux écrans, avec des dommages probablement irréversibles
sur le développement futur de leurs capacités mentales et psychomotrices et de
leur accès à l’empathie, faute de laquelle se trouve facilité le basculement
dans la violence.
Réguler les réseaux sociaux
Au final, c’est le monde commun qui se délite, au profit d’un archipel de
réseaux repliés sur eux-mêmes. Comment, dans ces conditions, avancer vers une
société plus cohésive, plus contenante, facilitatrice de paix, de liberté et de
solidarité entre les forts et les faibles – une société pleinement
« civilisée » ?
Il devrait pourtant être possible d’endiguer ce phénomène, ou du moins d’en
ralentir l’accélération, par la régulation des réseaux sociaux : ce
processus ébauché par diverses instances doit s’accentuer, sans être entravé
par l’argument du respect de la liberté d’expression, car aucune liberté ne
peut être absolue – et d’ailleurs, que vaudrait cette liberté dans un monde où
mensonge et vérité s’équivaudraient ?
Il faut ainsi conférer aux fournisseurs d’accès la même responsabilité
juridique qu’aux éditeurs, soumis aux règles régissant la liberté de la presse.
Car un autre effet pervers des réseaux est le brouillage de la frontière entre
le privé et le public : qui croit exprimer son opinion comme on le ferait
dans le cercle familial ou amical produit, de fait, une opinion
« publique » au sens littéral du terme, qui doit donc être soumise
aux lois régulant la presse et l’édition.
Enfin, l’éducation nationale doit initier au décryptage des infox et aux
modalités de constitution d’une information objective et d’un savoir
scientifique fiable. Au moins les jeunes apprendront-ils ainsi qu’il n’y a pas
de vérité sans contrainte présidant à son établissement. De même qu’il n’y a
pas de civilisation digne de ce nom sans acceptation des contraintes,
intériorisation des règles et autocontrôle des pulsions.
Nathalie Heinich est sociologue, et directrice de recherche au CNRS.
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